Compte rendu de la première séance du Séminaire du Lemme : « La médiation et la fabrique de l’écart »

Nous avions signalé dans un précédent billet la première séance du séminaire du Lemme, qui s’est tenue le 4 mars dernier à Liège. Certains d’entre nous regrettaient de ne pouvoir s’y rendre. Thomas Franck, qui a participé à cette séance, nous a proposé le texte de son compte rendu, que nous reproduisons ci-dessous en intégralité (nous avons ajouté les différents liens), en le remerciant vivement pour ce partage.

FRANCK Thomas*
Compte rendu de la première séance du Séminaire du Lemme : « La médiation et la fabrique de l’écart »

La séance du Lemme consacrée aux rapports entre les notions d’écart et de médiation s’est ouverte sur une introduction de Christine Servais – directrice du Lemme et professeur au Département des Arts et Sciences de la communication de l’Université de Liège – mettant en avant l’hypothèse paradoxale d’une médiation considérée à partir d’un a priori consensuel d’harmonisation en même temps qu’elle reste fondée sur la nécessité d’un écart. Suivant la distinction opérée par Lyotard (« Judicieux dans le différend ») entre passage et forçage, elle estime que la médiation est un outil apte à opérer cette distinction, ce qui permet de prendre en compte sa dimension politique. Notant l’importance du lien entre un sujet et sa communauté, au détour d’un commentaire de Kant, Christine Servais a d’emblée interrogé le rapport au collectif, à la polis, que pose un individu créateur d’écart (par la subversion du dispositif de médiation). Si Rancière a bien relevé que l’expérience artistique était dépendante d’un médium à l’origine de la perception sensible, il est en même temps utile d’évoquer les possibilités d’une « mésentente » liée à l’interprétation créatrice du récepteur ainsi que de l’éventuelle constitution d’un écart à l’intérieur du processus de médiation.

Professeure en Information et Communication à l’Université Lyon II et membre du laboratoire ELICO, Julia Bonaccorsi a proposé une réflexion à partir du « sens collectif de l’écran dans la ville » dans un questionnement de l’espace public et de ses modes de spectacularisation de la culture écrite. À la suite d’une réflexion à propos des travaux d’Habermas, la chercheuse a entendu investiguer la propension critique du spectateur-acteur dans la ville, notamment via sa puissance d’altération et de subversion du discours urbain, dans une attention toute particulière à l’identité collective des individus. L’étude de productions médiatiques dans la ville pose d’emblée la question du rapport à l’espace dans sa dimension collective, du rapport d’un sujet à son organisation sociale. Celle-ci est en effet intrinsèquement modifiée par une série de pratiques numériques et communicationnelles motivées par des prétentions à l’avènement d’une ville dite intelligente. Cette ville devient dès lors un véritable lieu de mise en scène et de narrativisation de soi à destination d’un consomm’acteur placé, non sans quelque stratégie de séduction, au cœur du dispositif communicationnel. L’une des intentions de Julia Bonaccorsi était d’interroger les effets de sens politiques qui se créent à partir de cette propension de l’espace urbain à se réfléchir au travers de la production de représentations diverses. En interrogeant la sémiotique propre de l’écran en tant que dispositif bouleversant la culture de l’écrit dans l’espace urbain, elle a proposé une lecture mettant en lumière certains enjeux économiques et politiques camouflés derrière la présence d’écrans dans les villes. L’écriture urbaine et son processus de mise en visibilité sont en effet toujours le lieu d’enjeux politiques, à la croisée d’intérêts privés et publics, significatifs en ce qu’ils disent d’une certaine conception de la parole au sein de la cité.

Julia Bonaccorsi a ensuite proposé trois exemples d’écart (celui d’une panne d’écran, d’un faux écran numérique et d’un barbouillage) mettant au jour la particularité d’une médiation et, partant, d’une certaine politique de l’écrit. Face à la présence surplombante d’un sur-énonciateur anonyme et polyphonique au cœur même de la ville, les récepteurs de ces énoncés peuvent, certes difficilement, mettre en œuvre des attitudes critiques – la chercheuse l’a montré au travers du barbouillage sur lequel François Provenzano reviendra. Toutefois, la possibilité d’une subversion du dispositif écran est limitée par l’invisibilité de l’instance énonciative productrice du discours. Cette communication a su, selon nous, mettre en lumière, d’une part, la complexité d’un phénomène de brouillage énonciatif – et, par là-même, idéologique – propre à l’écran urbain et, d’autre part, les difficultés liées à la possible subversion de ce dispositif.

Dans un prolongement de ces réflexions, il serait intéressant de questionner les notions de storytelling et de contre-storytelling en lien avec la mise en narration de la ville elle-même. En effet, ces notions permettraient de questionner une série d’intentions idéologiques liées à la spectacularisation d’une société, au processus d’aliénation induit par la réduction du citoyen à un consommateur de discours imposés ou encore à la privation de parole de certaines minorités urbaines – par ailleurs à l’origine de contre-storytelling, de pratiques contre-narratives.

Dans un deuxième temps, François Provenzano, chargé de cours en Sciences du langage et Rhétorique de l’Université de Liège, a développé une réflexion autour d’une communication intitulée « Le sens de l’écart. À partir du barbouillage ». Dans une véritable continuité de la précédente intervention, il a questionné les formes possibles de résistance et de conflictualité au travers de la culture écrite en contexte urbain. Dans une analyse des propriétés sémio-pragmatiques de plusieurs pratiques de barbouillage, il était question de mettre en lumière une certaine conception rhétorique du sens de l’écart en fonction de l’effectivité de ses pratiques et de leurs effets, notamment politiques et juridiques. Suivant trois types d’écart, formel, pragmatique et institutionnel, le barbouillage interroge la médiation de l’écrit – principalement de la publicité – au sein de la ville, plus encore que le contenu du message véhiculé. Après avoir proposé un état de l’art au détour de travaux de Jean Baudrillard, Justine Simon, Stéphanie Kunert et Aude Seurrat, le chercheur a déplacé la perspective d’une critique du message publicitaire vers une critique du contrat communicationnel propre à l’affichage publicitaire urbain. Le barbouillage, en s’affichant sur les sites du discours publicitaire, cible l’affichage en tant que médium et tente d’en subvertir, voire d’en anéantir, les codes. Loin d’être un concurrent du discours publicitaire, comme c’est le cas du détournement, le barbouillage se pose comme transgression en-soi par un individu ou par un groupe de citoyens de l’acte communicationnel.

S’attardant sur plusieurs exemples de cette pratique, François Provenzano a montré en quoi cette subversion, en plus d’attaquer la forme et le medium mêmes de la publicité, s’inscrit dans une transgression de la dimension énonciative et rhétorique de celle-ci. En effet, contre le caractère monologal que pose a priori l’affiche publicitaire, la réponse du barbouilleur est l’affirmation d’une altérité énonciative en même temps qu’une exposition de l’absence de dialogue inhérente à la publicité (dans un espace urbain où la délibération n’a pas lieu d’être).

Cette analyse du phénomène de barbouillage a ensuite amené le communiquant à questionner les réactions politiques dans une comparaison de deux décisions judiciaires opposées, celle du tribunal de Tours et celle du tribunal de Paris. Si le premier a opté pour une condamnation des barbouilleurs (invoquant les motifs de la dégradation matérielle), le second a relaxé les intéressés (dans une volonté de questionner les rapports entre intérêts privés et publics, entre contrainte imposée par la publicité et liberté d’expression, entre incitation dangereuse et enjeux collectifs). L’intérêt de la décision du tribunal de Paris réside dans la reconnaissance de l’espace public en tant que lieu de délibération.

À la suite de cette réflexion, nous souhaiterions poursuivre celle-ci en posant plusieurs questions : cette reconnaissance d’une rhétorique délibérative n’est-elle pas une façon d’instituer le contre-discours des barbouilleurs en lui faisant perdre sa dimension contestataire ? N’est-elle pas un moyen de nier la conflictualité induite par le barbouillage en le reconnaissant comme parole au même titre que la publicité (alors qu’il en est justement une contestation) ? Le choix d’une rhétorique délibérative n’est-il pas, de manière perverse, une volonté politique d’intégrer un discours en le cadrant juridiquement tout en déforçant sa dimension polémique et idéologique ?

La matinée s’est clôturée sur une série de réflexions portant notamment autour de cette question de la rhétorique délibérative. Julia Bonaccorsi, dans un échange avec François Provenzano, a évoqué la difficulté d’une délibération en raison du dispositif même de l’écran, dans une relation asymétrique et monologale. Jeremy Hamers a relevé les problèmes liés à l’interprétation que pose tout récepteur face à un écart, mobilisant un ensemble de compétences médiatiques et culturelles. Il a aussi mis en avant l’importance d’une étude des barbouillages en tant que montages discursifs où plusieurs discours – ainsi que plusieurs énonciateurs – se superposent. Christine Servais a rappelé le caractère pervers et aliénant d’une mise en avant du consomm’acteur à des fins commerciales, lui donnant l’illusion d’assumer un rôle dans la cité tandis que toute décision lui est étrangère. Dans un échange avec Pierre-Yves Hurel autour de la thématique du jeu, François Provenzano a défendu que, contre la dimension ludique de la publicité, le barbouillage serait en quelque sorte un retour au sérieux, rompant avec le jeu que la publicité, comme le détournement, participe à reproduire.

Pour clôturer cette première journée de Séminaire, Emilie Da Lage et Marion Dalibert – toutes deux maîtres de conférence en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Lille 3 et membres du GERICO – ont proposé une communication intitulée « Raconter l’histoire en morceaux d’un quartier populaire » qui étudiait une expérience d’écoute littéraire urbaine. En collaboration avec la maison d’édition Contre-allée et la musicienne Laure Chailloux, l’auteur Lucien Suel a pu développer une technique de mise en récit du quartier populaire de Fives. À partir d’un dispositif audio permettant à des touristes de découvrir la ville tout en écoutant son esthétisation littéraire (le texte de Suel, D’azur et d’acier, a été écrit à la suite de la découverte du lieu par l’auteur), les deux chercheuses ont pu observer des pratiques singulières de déambulation urbaine dans un quartier où le paysage industriel en friche est le centre de l’attention. Cette forme de tourisme industriel au sein d’un quartier populaire a suscité une série de problèmes pratiques et de questionnements théoriques sur lesquels nous reviendrons en guise de prolongement de ces réflexions. Emilie Da Lage et Marion Dalibert ont par exemple fait part de réactions tantôt dangereuses dues à l’inattention des promeneurs, tantôt de peur face à la présence de populations que les flâneurs jugent comme « insécurisantes ». Grâce à la mise en œuvre de ce dispositif particulier, la ville est perçue au travers d’une expérience sensible inhabituelle créée par une forme d’écart par rapport aux traditionnelles narrations de la ville. Cette esthétique du fragment permet une distance réflexive par rapport au lieu parcouru, obligeant le promeneur à articuler diverses expériences, esthétiques, historiques, physiques, voire politiques. Marion Dalibert a insisté sur le fait que la vie du quartier pouvait « perturber » l’expérience esthétique, créant un sentiment d’insécurité chez les touristes industriels tout en les faisant changer d’itinéraire. L’intervenante a mis en lumière une certaine forme de violence symbolique vécue par les habitants confrontés à la présence de visiteurs issus d’horizons sociaux et culturels différents.

Cette expérience a soulevé une série de questions que nous voudrions problématiser comme suit : bien plus qu’une violence symbolique due à une forme de distinction sociale, la présence de visiteurs – pouvant être perçus comme touristes industriels – davantage intéressés par les ruines d’une usine que par la vie réelle de populations marginalisées – celles-ci pouvant d’ailleurs déranger l’expérience esthétique – donnent parfois naissance chez ces populations à une véritable forme d’exclusion physique et socio-culturelle. Certains ouvriers ou anciens ouvriers interrogés ont d’ailleurs déclaré ne pas comprendre l’esthétisation d’une réalité qu’ils ne connaissent que trop bien, preuve que la démarche littéraire ne correspond pas (ou peu) à leur expérience vécue du quartier. Bien plus, cet acte littéraire (de même que la flânerie) semble peu questionné en tant que distinction symbolique et culturelle entre une certaine classe sociale intéressée par un tourisme industriel, pouvant être conçu comme une forme d’exotisme (à l’exception des visiteurs issus du monde ouvrier), et une population relativement indifférente face à la mise en scène de son quartier. L’exemple de touristes changeant de chemin en présence de « jeunes de banlieue » illustre une radicalisation de leur exclusion, ceux-ci étant délaissés au profit d’une spectacularisation d’une friche d’usine qu’ils fréquentent quotidiennement – celle-ci représentant pour eux non une lutte ouvrière fantasmée mais un rappel de la friche économique dans laquelle ils évoluent. Deux regards antagonistes semblent donc en présence dans cette expérience de mise en discours d’un quartier populaire : le regard du touriste industriel avide d’esthétisation d’une réalité sociale et le regard des populations locales (anciennement ouvrières ou marginalisées) face à cette nouvelle communauté par rapport à laquelle elles n’ont aucun droit de parole ni de regard. Il est évident que les difficultés que nous évoquons ici sont inhérentes à une forme d’état des lieux dont les chercheuses, tout comme les organisateurs de ce projet, ne sont pas maîtres, celles-là étant en effet bien conscientes des risques de stéréotypie et des facteurs déterministes à l’œuvre dans le processus.

Cette journée aura permis une très riche réflexion autour des rapports entre médiation et écart, dans une constante attention aux pratiques urbaines et à leurs réceptions ainsi qu’à leurs effets politiques (c’est cette dimension que nous avons tenté de retranscrire et de poursuivre). De la panne d’écran à l’esthétisation des quartiers péri-urbains, en passant par les pratiques subversives de barbouillage, les chercheurs ont su montrer l’intérêt d’une analyse interprétative des pratiques contemporaines d’écarts discursifs et communicationnels en milieu urbain.

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*Chercheur doctorant en Langues, Lettres et Traductologie dans le service de Sémiotique et Rhétorique/Philosophie à l’Université de Liège et membre du Groupe de Recherches Matérialistes, Thomas Franck travaille actuellement sur la rhétorique des revues de l’immédiat après-guerre (1945-1949) dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « Genèse et actualités des humanités critiques ». Détenteur d’un master en langues et littératures françaises et romanes à l’Université de Liège et d’une agrégation à la Haute École Charlemagne, il a présenté un mémoire consacré à l’influence de la phénoménologie sur le roman existentialiste et le Nouveau Roman, centré sur la thématique du corps (sous la direction de Benoît Denis). Ses recherches portent principalement sur les rapports entre philosophie, littérature et politique au XXe siècle et s’inscrivent dans une triple perspective méthodologique : l’analyse du discours social, l’étude rhétorique et stylistiques des textes, la sociocritique.

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